Notre salon Arletty: dès le début des années 1930, Arletty est devenue une figure érotique, ce dont témoigne ce portrait de Moïse Kisling, datant de 1933. Crédits : © Moïse Kisling / ADAGP, Paris 2012 / Photo © Studio Monique Bernaz, Genève.

mercredi 27 février 2013

Dans l'intimité d'un boudoir.


ACTE PREMIER
SCENE 1
ARMANDE,  HENRIETTE

ARMANDE
Quoi ? Le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur,
Et de vous marier vous osez faire fête ?
Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête ?
HENRIETTE
Oui, ma sœur.
ARMANDE
                           Ah ! Ce « oui » se peut-il supporter,
Et sans un mal de cœur saurait-on l’écouter ?
HENRIETTE
Qu’a donc le mariage en soi qui vous oblige,
Ma sœur… ?
ARMANDE
                            Ah, mon dieu ! fi !
HENRIETTE
                      Comment ?
ARMANDE
                                                                                                                       Ah, fi ! vous dis-je.
Ne concevez-vous point ce que, dès qu’on l’entend,
Un tel mot à l’esprit offre de dégoûtant ?
De quelle étrange image on est par lui blessé ?
Sur quelle sale vue il traine la pensée ?
N’en frissonnez-vous point ? et pouvez vous, ma sœur,
Aux suites de ce mot résoudre votre cœur ?
HENRIETTE
Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner.
ARMANDE
De tels attachements, ô Ciel ! sont pour vous plaire ?
HENRIETTE
Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire
Que d’attacher a soi, par le titre d’époux,
Un homme qui vous aime et soit aimé de vous,
Et de cette union, de tendresse suivie,
Se faire des douceurs d’une innocente vie ?
Ce nœud, bien assorti, n’a-t-il pas des appas ?

Molière (1622-1673)
Les femmes savantes
Editions Librio 

Jimmy Scott


mercredi 20 février 2013

Ce qu’on ne peut dire,

«  Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire. » de façon symétrique et inverse, on pourrait affirmer que les sages prenaient pour maxime : « Ce qu’on ne peut dire, il faut tenter de le nommer en silence. »

Roger-Pol Droit : Les Héros de la sagesse aux éditions Flammarion.
Coût 9€.


"Le vent nouveau balaie les montagnes".

FRANK WEDEKIND
L’EVEIL DU PRINTEMPS
Tragédie enfantine
(écrite de l’automne 1890 à pâques 1891)
Traduit de l’allemand par François Regnault
Préface
De Jacques Lacan
Intervention de Freud sur
L’éveil du printemps
A la société psychologique du mercredi
A Vienne, en 1907


Ainsi un dramaturge aborde en 1891 l’affaire de ce qu’est pour les garçons de faire L’amour avec les filles, marquant qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves.
Remarquable d’être mis en scène comme tel : soit pour s’y démontrer ne pas être pour tous satisfaisant,  jusqu’à avouer que si ça rate, c’est pour chacun.
Autant dire que c’est du jamais vu.
Jacques Lacan
Le 1° septembre 1974.

Deux enfants :
Les garçons Melchior Gabor et Moritz (Maurice) Stiefel.

Melchior : … Assoyons-nous ici sous le hêtre.  Le vent nouveau balaie les montagnes. J’aimerais être, maintenant, là-haut dans la forêt, une jeune dryade qui, toute sa longue nuit, se laisse bercer, balancer, dans les plus hautes cimes.
Moritz : Déboutonne ta veste, melchior !
Melchior : Ah ! Comme les vêtements gonflent au vent !
Moritz : Il tombe Dieu sait quelle noirceur, a ne pas voir sa main devant les yeux.  Où es-tu exactement ? Ne crois-tu pas comme moi, Melchior, que le sentiment de la pudeur, dans l’homme, n’est qu’un produit de son éducation ?
Melchior : Avant-hier encore, j’y songeais. Il est tout de même enraciné profond dans la nature humaine.  Imagine que tu doives te dévêtir entièrement devant ton meilleur ami. Tu ne le feras pas s’il ne le fait en même temps lui aussi. Et puis c’est encore plus ou moins une affaire de mode.
Moritz : Je me suis déjà dit que si j’ai des enfants, des garçons et des filles, je les ferai dormir ensemble, et dès le début, dans la même pièce, si possible sur une seule et même couche ; je voudrais que matin et soir ils s’aident à s’habiller et à se déshabiller les uns les autres et qu’à la chaude saison, les garçons comme les filles, ils ne portent rien du tout le jour qu’une tunique de laine blanche, ceinte d’une lanière de cuir. J’ai idée qu’à grandir dans ces mœurs, ils devraient plus tard être plus calmes que nous ne le sommes pour la plupart.
Melchior : j’en suis persuadé, Moritz ! La question est seulement : si les filles ont des enfants que faire ?
Moritz : Comment ont des enfants ?
Melchior : A cet égard, je crois justement à un certain instinct. Je crois que, si on enferme ensemble un chat et une chatte en bas âge et qu’on les écarte tout les deux de tout commerce avec le monde, ce qui revient à les abandonner entièrement à leurs seuls mouvements, tôt ou tard, la chatte devient grosse un beau jour, bien qu’elle ni son chat n’aient eu aucun modèle pour leur ouvrir les yeux.
Moritz : Chez les animaux, il faut bien que cela arrive tout seul un jour ou l’autre.
Melchior : Mais chez les hommes bien davantage, c’est mon avis ! Je te le demande, Moritz, si tes garçons dorment avec les filles sur une seule et même couche et que leur adviennent à l’improviste les premières excitations mâles, eh bien ! Je parierais volontiers avec n’importe qui…

 La pièce de Wedekind est pleine de mérites. Ce n’est pas une grande œuvre d’art, mais elle restera comme un document, qui intéresse l’histoire de la civilisation et des mœurs.
Freud
Le 1° février 1907.

FRANK WEDEKIND
L’EVEIL DU PRINTEMPS
   NRF
Gallimard

samedi 16 février 2013

Chambre N° 234.


Krapp débranche l’appareil, rêvasse regarde sa montre, se lève et s’en va au fond de la scène dans l’obscurité. Dix secondes. Bruit de bouchon qu’on tire. Dix secondes second bouchon. Dix secondes troisième bouchon. Bribe soudaine de chant chevrotant.
Krapp (chantant).
L’ombre descend de nos montagnes,
L’azur du ciel va se ternir,
Le bruit se tait-
Accès de toux.  Il revient dans la lumière, s’assoit, s’essuie la bouche, rebranche l’appareil, reprend sa posture d’écoute.
Bande.- en arrière vers l’année écoulée, avec peut-être -  je l’espère- quelque chose de mon vieux regard à venir, il y a naturellement la maison du canal ou maman s’éteignait, dans l’automne finissant, après une longue viduité, et le- (Krapp débranche l’appareil, ramène la bande un peu en arrière, approche l’oreille de l’appareil, le rebranche)- s’éteignait, dans l’automne finissant, après une longue viduité, (Krapp sursaute),  et le-
Krapp débranche l’appareil, lève la tête, regarde dans le vide devant lui. Ses lèvres remuent sans bruit en formant les syllabes de viduité. Il se lève s’en va au fond de la scène dans l’obscurité, revient avec un énorme dictionnaire, s’assoit, le pose sur la table et cherche le mot.
Krapp (lisant dans le dictionnaire).- Etat- ou condition- de qui est- ou demeure- veuf- ou veuve. (Il lève la tête intrigué.) Qui est- ou demeure ?... (Pause. Il se penche de nouveau sur le dictionnaire, tourne les pages.) Veuf…veuf… veuvage… (Lisant) Les voiles épais du veuvage…  Se dit aussi d’un animal, particulièrement d’un oiseau… L’oiseau veuve ou tisserin… plumage noir des mâles… (Il lève la tête. Avec délectation.) L’oiseau veuve !
Pause.  Il ferme le dictionnaire, rebranche l’appareil, reprend sa posture d’écoute.

Samuel Beckett (1906 - 1989)
« La dernière bande » Extrait
Aux éditions de minuit

mercredi 13 février 2013

lundi 11 février 2013

" Quand les étoiles deviennent noires " Ce soir à l'hôtel Rebecca Ayoko.


" Quand les étoiles deviennent noires " est le nom d'une robe qu'Yves Saint Laurent a dédiée à son mannequin-vedette, Rebecca Ayoko, son égérie dans les années 80 - 90, décennie durant laquelle la Haute Couture était à son apogée.

Le parcours de Rebecca Ayoko est bouleversant à plus d’un titre : née dans la misère, dans une petite ville de Côte d’Ivoire, Rebecca, qui aurait pu devenir prêtresse vaudou comme bonne sœur, se retrouve enfant-esclave battue, exploitée, violée et mère à 13 ans. Dotée d’une incroyable force vitale, elle lutte pour s’en sortir et décider de son destin. Repérée pour sa beauté incroyable,  Rebecca devient Miss Côte d’Ivoire et s’envole pour Paris. Elle gravit les échelons du mannequinat, et devient rapidement le mannequin-star d’Yves Saint Laurent. Admiration réciproque, complicité, la relation entre Rebecca et le grand couturier est unique. Nous suivons à travers elle l’épopée de la mode, où les couturiers, les top-models et la jet-set défraient la chronique. Mais cette ascension fulgurante, ce succès météorique a un prix. La chute est d’autant plus douloureuse…
Avec ce témoignage très attachant, d’une puissance émotionnelle rare, Rebecca nous livre un texte qu’elle a porté en elle pendant des années. Un texte personnel, qui met en lumière l’ambivalence du monde de la mode : magique et cruel.
* "Quand les étoiles deviennent noires" de Rebecca Ayoko avec Carol Mann.

L'autre jardin


C’est l’amour c’est un autre; une autre rencontre.
Souvenez-vous « Radio classique ». De cette époque là; souvenez-vous, mais je ne retrouve plus mon billet.
Le jeune homme que je connaissais de vue s’est effondré dans mes bras ; une rue, un lieu ; un temps; un autre ailleurs malheureux extrêmement malheureux.
Alors, je le pris dans mes bras je le serrai très fort contre moi pour apaiser sa douleur
Son chagrin
Mes lèvres d’un rouge vif embrassèrent son cou.
Puis il me dit désemparé de tout : « c’est ce que je voulais »
Plus tard, souvent je revoyais ce jeune prince de 30 ans
Jusqu’au soir où :
"Je suis désolé c’est comme ça les mains les bras dans les poches. Une poignée de main est un geste fort. Il suffit".
"Point de temps juste ce détail qui m’irrite mais pas seulement venant de vous".
Alors "je frappais très fort ma tête contre le mur".

Correspondance


Il s'agit donc d'une autre relation, j'entends bien
qui elle interdit aux mains de sortir des poches
pour se poser sur lui. Me voilà à relire l'entièreté de votre texte
pour comprendre. De quoi parlez-vous donc !
un pluriel qui s'adresse à un énigmatique masculin
J'ai donc une proposition pour ce masculin singulier
Serait ce l'AMOUR !!!
Mais non, car vous dites "Ainsi je suis défait"
Il ne le permettrait pas
Comment dans une relation, l'un pourrait bâillonner l'autre ?
Comment pourrait-elle avoir ce pouvoir ?
Le combat a-t-il eu lieu, l'avez vous perdu ?
Cher Manuel je m'arrête
ce matin votre révélation m'intrigue
Je sais aussi que ce n'est pas le moment pour vous
votre temps est compté.
Bien que vous n'ayez rien dit du courriel "proposition pour Marion"
j'ai aimé son texte "Murmure", invitation à la célébration, aux retrouvailles
à la tendresse, le 11 dont elle parle c'est peut être aujourd'hui qu'elle attend
là encore
c'est merveille de se laisser balloter
d'une chambre à l'autre
vos invités y sont surprenants, touchants
jamais invisibles, chacun y tient une place toute particulière
avec un accueil garantit d'excellence
car c'est bien vous Manuel qui l'avez voulu ainsi au
"Grand hôtel des cerisiers"
 GeM

dimanche 10 février 2013

La tête contre le mur

Frappe ! Frappe !  Frappe
Plus fort !
Encore !
Contre le mur
Frappe.
Je pleurs
Mon front saigne
Frappe, frappe
Une goutte de sang
Une larme
Un sanglot
Dans l’espace silencieux,
Anonyme.
Et cette larme acide pleine d’amertume
Pour seule amante de mes yeux.
Frappe, frappe, frappe !
Je suis mouillé de larmes
Et ce sang encore tout ce sang
Qui s’écoule de mon nez ; de ma bouche de mon front.
Dans une gorge qui se plaint
Frappe.
Je vomis
Ils ont enfermé mes mains et mes bras
Dans le béton
Coulé mes mains dans du béton.
Mes mains
Comme des colombes
Pour des caresses
Comme une offrande
Et mes bras
Pour mille étreintes.
Personne ne m'a frappé.
Mais ils ont enfermé mes mains et mes bras
Comme on musèle la voix
Pour ne plus m'entendre dire
Je t’aime.
Ainsi Je suis défait.

mercredi 6 février 2013

L'autre jardin



« Si je sais expirer, je peux mieux encore inspirer »

L'art soufi de la respiration (16’16’’) Olivier Toulemonde L'art de respirer pour venir au monde, l'art de souffler pour s'y tenir droit : un héritage soufi pratiqué par le danseur Abdeslam Michel Raji. Pour lui le souffle n'est pas qu'une affaire de respiration, c'est une danse, un art, une technique apprise dans son enfance au Maroc au sein d'une communauté soufie. Inspirez, écoutez, soufflez ! Enregistrements : 1-3 juillet 12 Mise en ondes & mix : Samuel Hirsch Réalisation : Olivier Toulemonde

Il neige.


Copyright: Marion Lamy

En tout cas, il neige et c'est un doux silence qui apaise la campagne.
Je vais plusieurs fois par jour dans la maison grange, je monte par une échelle, passe entre deux solives et hop, me voilà dans l'espace qui prend forme petit à petit.
Je m'y sens bien, très bien même, les matériaux employés apportent de la douceur, il y fait très clair.
Tu y viendras, j'en suis sûre.
En ce moment ont lieu les cérémonies de purification au temple, avant la nouvelle année qui commence le 11 février.
Je vais m'y rendre, cela va nettoyer les négativités de l'année.
Il me semble qu'en ce moment je touche l'épaisseur de la tendresse, je m'y installe pour habiter le mot, le faire renaître en majesté.
C'est dans ce mot que je t'écris,
M.L.


mardi 5 février 2013

Savannah Bay


Madeleine est comme hantée par une mémoire lézardée à partir du chant. Le silence s’installe entre les deux femmes.
Madeleine reste dans  cette sorte d’égarement provoqué par la chanson. Et la jeune femme dans une attention profonde de Madeleine, la guettant pour ainsi dire non seulement en raison de son lien à elle mais aussi en raison de la passion de connaissance dans laquelle elle la tient. Elles  ne se regardent pas. Se parlent cependant.
Jeune femme (ton très réfléchi).- c’est vous que j’aime le plus au monde : (temps).plus que tout ce que j’ai vu. (Temps). Plus que tout ce que j’ai lu. (Temps). Plus que tout ce que j’ai. (Temps). Plus que tout.
Madeleine (égarée, presque épouvantée)
- moi… ?
Jeune femme.- oui.
Madeleine.- Ah.
Silence.
Madeleine fronce les sourcils, méfiante comme à l’approche d’un danger. Elle essai de comprendre, elle n’y parvient pas, elle devient presque comique de ce fait qu’elle ne comprend pas.
Madeleine (voix basse).- pourquoi me dire ça aujourd’hui…
Jeune femme (temps, prudence).- qu’est ce qu’il y a aujourd’hui
Madeleine regarde ailleurs comme confuse.
Madeleine.- j’avais décidé de demander qu’on ne vienne plus me voir autant… enfin… un peu moins…
Pas de réponse de la jeune femme.
Madeleine (sourire d’excuse).- je voudrais être seule ici ; (elle montre autour d’elle.) seule. (violence soudaine, elle crie). Que personne ne vienne plus.


Savannah Bay (Extrait)
Une oeuvre de Marguerite Duras.
les éditions de minuit

Edith Piaf - Les mots d'amour - Chanson française par chansonfrancaisetv

Margo Timmins - If I Should Fall Behind [Bruce Springsteen]

lundi 4 février 2013

La météo présentée par des Sans Domicile Fixe pour sensibiliser le public à leur condition


Des sans domicile fixe qui présentent la météo, c’est l’idée étonnante que vient d’avoir une agence de publicité. Le but ? Sensibiliser le public aux conditions de vie terrible auxquelles les sans-abri doivent faire face.
Cette idée de campagne a germé dans les cerveaux de l’agence Saatchi & Saatchi. Le concept est le suivant : convaincre les chaînes de télévision, de remplacer le temps d’une émission leurs miss et mister météo par une personne sans domicile fixe. Le but étant de sensibiliser le public aux grandes difficultés auxquelles ces hommes et ces femmes font face surtout en période de grand froid. Chaque SDF pourra alors raconter sa vie, ses douleurs, et un appel au don sera diffusé. « Il s'agit d'une idée très simple, mais surprenante, qui nous permet de capter l'attention de beaucoup de personnes, de provoquer des conversations autour de ces questions majeures », explique John Pallant de l'agence Saatchi & Saatchi, « Mais le plus important c'est d'augmenter le volume des dons ».
Déjà de nombreux présentateurs météo ont laissé leur place en Allemagne, Russie, Roumanie, Suisse, Serbie et en Pologne à des SDF. L’argent rapporté permet d’aider et peut-être de re-loger les sans-abri. Si le concept peut choquer avec un arrière-goût de voyeurisme et un soupçon de buzz, reconnaissons que, si l’idée fonctionne, alors il n’y a plus qu’à dire un très grand bravo à Saatchi & Saatchi.
Voir  aussi la vidéo  de Terre TV :
Terretv - La télé web des générations futures
Première TV spécialisée dans l'environnement et le développement durable : reportages, documentaires, informations et actualités, débats et interviews.

vendredi 1 février 2013

Lettres à un jeune poète.


Cher Monsieur,
Votre lettre vient à peine de me parvenir. Je tiens à vous en remercier pour sa précieuse et large confiance. Je ne peux guère plus. Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe.
Ceci dit, je ne puis qu’ajouter que vos vers ne témoignent pas d’une manière à vous. Ils n’en contiennent pas moins des germes de personnalité, mais timides et encore recouverts. Je l’ai senti surtout dans votre dernier poème : Mon âme. Là quelque chose de propre veut trouver issue et forme. Et tout au long du beau poème À Léopardi monte une sorte de parenté avec ce prince, ce solitaire. Néanmoins, vos poèmes n’ont pas d’existence propre, d’indépendance, pas même le dernier, pas même celui à Léopardi. Votre bonne lettre qui les accompagnait n’a pas manqué de m’expliquer mainte insuffisance, que j’avais sentie en vous lisant, sans toutefois qu’il me fût possible de lui donner un nom.
Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre coeur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles. Là où des traditions sûres, parfois brillantes, se présentent en nombre, le poète ne peut livrer son propre moi qu’en pleine maturité de sa force. Fuyez les grands sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses.  Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons.  Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à ces travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle, qui vous sera chère, comme l’un de vos modes de vie et d’expression. Une oeuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur, n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez la réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint.
Il se pourrait qu’après cette descente en vous-même, dans le « solitaire » de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire.
Que pourrais-je ajouter ? L’accent me semble mis sur tout ce qui importe. Au fond, je n’ai tenu qu’à vous conseiller de croître selon votre loi, gravement, sereinement. Vous ne pourriez plus violemment troubler votre évolution qu’en dirigeant votre regard au dehors, qu’en attendant du dehors des réponses que seul votre sentiment le plus intime, à l’heure la plus silencieuse, saura peut-être vous donner.
J’ai eu plaisir à trouver dans votre lettre le nom du professeur Horacek. J’ai voué à cet aimable savant un grand respect et une reconnaissance qui durent déjà depuis des années. Voulez-vous le lui dire ? Il est bien bon de penser encore à moi et je lui en sais gré.
Je vous rends les vers que vous m’aviez aimablement confiés, et vous dis encore merci pour la cordialité et l’ampleur de votre confiance. J’ai cherché dans cette réponse sincère, écrite du mieux que j’ai su, à en être un peu plus digne que ne l’est réellement cet homme que vous ne connaissez pas.
Dévouement et sympathie.
Rainer Maria Rilke.
Lettres à un jeune poète (Introduction)
Le livre de poche (environ 5€uros)