Notre salon Arletty: dès le début des années 1930, Arletty est devenue une figure érotique, ce dont témoigne ce portrait de Moïse Kisling, datant de 1933. Crédits : © Moïse Kisling / ADAGP, Paris 2012 / Photo © Studio Monique Bernaz, Genève.

lundi 30 décembre 2013

2013... 2014?..

Krapp jure. Débranche l’appareil, fait avancer la bande...


(Krapp jure. Débranche l’appareil, fait avancer la bande, rebranche l’appareil)
- mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre.
         Pause.
Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée.
                              Pause.
Ici je termine-
      Krapp débranche l’appareil, ramène la bande en arrière, rebranche l’appareil.
- le haut du lac, avec la barque, nagé près de la rive, puis poussé la barque au large et laissé aller à la dérive. Elle était couchée sur les planches du fond, les mains sous la tête et les yeux fermés.
Soleil flamboyant, un brin de brise, l’eau un peu clapoteuse comme je l’aime. Jai remarqué une égratignure sur sa cuisse et lui ai demandé comment elle se l’était faite. En cueillant des groseilles à maquereau, m’a-t-elle répondu.  J’ai dit encore que ça semblait sans espoir et pas la peine de continuer et elle a fait oui sans ouvrir les yeux. (Pause.) Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants - (Pause)- après quelques instants elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts     (pause.) M’ont laissé entrer. (Pause.) Nous dérivions parmi les roseaux et la barque s’est coincée.        Comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! (pause.) Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre.
                                         Pause.
Samuel Beckett (1906 - 1989)
« La dernière bande » Extrait
Aux éditions de minuit

mercredi 11 décembre 2013

Comme un flot déchiré


L’homme n’écrit plus.
Copyright "Circo de los Muchachos"
Seulement le Verbe
Le fait pour lui.

Au jeune homme

Dans une attente
Douloureuse.

La volupté
Seule
Ecrit leur histoire

Et cette immense tendresse
Comme un flot
Abîmé

Qui semble
En cet instant-même
Se jeter contre un écueil.


Par amour


J’ai griffonné ce matin dix mille poèmes par amour…

lundi 9 décembre 2013

Savannah Bay


Madeleine. – Je    ne     mourrai     pas     (temps)     tu le sais ?
Jeune femme (mouvement de la tête, elle sait). - Oui
Madeleine.  - Si moi je mourrais, tout le monde mourrait, alors… ça n’existe pas…
Jeune femme. - C’est vrai.
Madeleine.  - Ce ne serait pas possible que tout le monde…    tout le monde…
Silence. Et puis égarement.
Jeune femme. - Non, ce ne serait pas possible
Madeleine. - Non
                Temps.
Jeune femme (la regarde, éperdue).-
Votre voix est devenue indécise, assourdie.
Madeleine.- ça arrive, ça arrive, je l’entends.
Jeune femme (douceur).- Vous ne comprenez plus que très peu de ce qu’on vous dit.
Madeleine.- oui, très peu de ce qu’on dit. (Temps). Quelques fois rien.
Jeune femme (lent).- vous êtes effrayante…
Madeleine.- effrayante…
Jeune femme.- Oui.
Madeleine.- Sans doute. Je n’ai plus peur de la mort. (Temps). Cela doit faire une différence.
                 Silence.
Jeune femme (douceur).- Un certain jour, un certain soir, je vous laisserai pour toujours (elle montre la salle). Je fermerai la porte, là (geste), et ce sera fini. Je vous embrasserai les mains. Je fermerai la porte. Ce sera fini.
            Silence. La Jeune Femme le fait, elle embrasse les mains de madeleine qui se laisse faire. La       jeune femme cesse d’embrasser madeleine, elle la  regarde.
Madeleine (effroi).- quelqu’un viendra chaque soir pour voir… Et pour allumer les lampes… ?
Jeune femme.- Oui. (Temps). Et un jour il n’y aura plus de lumière. Ce ne sera plus la peine qu’il y ait de la lumière.
                     Silence.
Madeleine.- Oui. C’est ça. On écoutera. La respiration aura cessé.
                     Silence. Madeleine regarde la Jeune Femme.
Madeleine.- Et toi, où seras-tu ?
Jeune femme.- Partie. Différente pour toujours. Mondaine. Pour toujours sans vous.

Savannah Bay (Extrait)
Une œuvre de Marguerite Duras.
Les éditions de minuit.

jeudi 5 décembre 2013

Il se prit à penser aux anges avec une intensité telle que...


C’est Mira Jama qui a raconté cette histoire. « Un jeune étudiant en théologie, du nom de Saufe, vivait à Chiraz. Il était brillamment doué et avait le cœur pur. En lisant et relisant le Coran, il se prit à penser aux anges avec une intensité telle que son âme vivait en leur compagnie, bien plus qu’en celle de sa mère, de ses frères de ses camarades d’études ou de tout autre habitant de Chiraz.
« Il ne cessait de se répéter les paroles du livre sacré : « … par les anges, qui entrainent les âmes des hommes avec violence ; par ceux qui attirent les âmes des autres avec douceur ; par ceux qui planent dans l’air sur l’ordre de Dieu ; par ceux qui précédent et font pénétrer les justes dans le paradis ; et par ceux qui, soumis à Dieu, dirigent les affaires de ce monde en subordonnés. »
«  Le trône de Dieu, se disait-il est sans doute placé trop haut pour que l’œil de l’homme puisse l’atteindre, et l’âme humaine tremble devant lui. Mais les anges radieux se meuvent entre les espaces azurés de Dieu et nos sombres maisons, nos sombres écoles. Nous devrions être à même de les voir et d’entrer en contact avec eux. »
« De toutes les créatures, se disait Saufe, les oiseaux doivent être celles qui ressemblent le plus aux anges. L’Ecriture ne dit-elle pas : « tout ce qui se meut dans le ciel et sur la terre adore Dieu, et les anges font de même. »
« Il est certain que les oiseaux se meuvent à la fois dans le ciel et sur la terre.
« N’est-il pas dit plus loin : « ils ne sont point gonflés d’orgueil pour dédaigner de servir ; ils chantent ; ils font ce qui leur est commandé… »
Les oiseaux font de même sans aucun doute. Si nous essayons d’imiter les oiseaux en tout, nous serons plus semblables aux anges que nous ne le sommes à présent.
«  Mais, en plus de ces choses, les oiseaux sont pourvus d’ailes. Il serait bon que les hommes fabriquent des ailes à leur usage, pour les élever jusqu’aux régions ou règne une brillante et éternelle lumière. »


« Le plongeur »
      (Extrait)
Une nouvelle extraite de :
« Le dîner de Babette »
(1885-1962)
Traduit du danois
Par Marthe Metzger

dimanche 1 décembre 2013

Prière du soir


Emile Nelligan

Lorsque tout bruit était muet dans la maison,
Et que mes sœurs dormaient dans des poses lassées
Aux fauteuils anciens d'aïeules trépassées,
Et que rien ne troublait le tacite frisson,

Ma mère descendait à pas doux de sa chambre ;
Et, s'asseyant devant le clavier noir et blanc,
Ses doigts faisaient surgir de l'ivoire tremblant
La musique mêlée aux lunes de septembre.

Moi, j'écoutais, cœur dans la peine et les regrets,
Laissant errer mes yeux vagues sur le Bruxelles,
Ou, dispersant mon rêve en noires étincelles,
Les levant pour scruter l'énigme des portraits.

Et cependant que tout allait en somnolence
Et que montaient les sons mélancoliquement
Au milieu du tic-tac du vieux Saxe allemand,
Seuls bruits intermittents qui coupaient le silence,

La nuit s'appropriait peu à peu les rideaux
Avec des frissons noirs à toutes les croisées,
Par ces soirs, et malgré les bûches embrasées,
Comme nous nous sentions soudain du froid au dos !

L'horloge chuchotant minuit au deuil des lampes,
Mes sœurs se réveillaient pour regagner leur lit,
Yeux mi-clos, chevelure éparse, front pâli,
Sous l'assoupissement qui leur frôlait les tempes ;

Mais au salon empli de lunaires reflets,
Avant de remonter pour le calme nocturne,
C'était comme une attente inerte et taciturne,
Puis, brusque, un cliquetis d'argent de chapelets...

Et pendant que de Liszt les sonates étranges
Lentement achevaient de s'endormir en nous,
La famille faisait la prière à genoux
Sous le lointain écho du clavecin des anges.
Emile NELLIGAN   (1879-1941)