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J'aime la rue, sa pluie, l’odeur de cette pluie, ce
monde grouillant qui noie l’indigent. Mais l’indigent semble s’en foutre
complètement de toute cette eau ; de tout ce monde. Il parcourt sa portion
de boulevard comme un Don Quichotte, et moi presque caduc je suis en marche à
coté de lui bousculé ; ballotté parfois par l’un de ses sacs comme
par le ventre d’un ogre ruisselant tout Paris.
La ville, l’immonde ville (vaste urinoir pour
indigents) se voudrait déjà scintillantes des lanternes de noël.
Le froid aimerait prendre en tenaille l’absurdité de
tous ces vas-et-viens avec leurs pensées
âpres ou doucereuses.
L’arbre pris pour pissoir se gausse de ce chatouillis.
Lui cet indigent à mes cotés est beau comme un
Christ ; cheveux mi longs blonds châtains avec des mèches en or.
Je connais maintenant son odeur et parfois en lavant
son linge, celle insidieuse mais déjà perceptible de la puanteur qu’exhale un trousseau humide et porté depuis
presque une semaine.
L’indigent est érudit.
Coude contre coude, bras contre bras, nous avons
visité le musée d’Orsay ensemble. Demain le Louvre et toujours les mêmes cafés
aux alentours de Saint-Germain-des-Prés
Ce jeune homme de trente trois ans aime les femmes.
Et moi j’aime étrangement ce jeune homme.
J’aime chez lui (alors que je nous aime encore un
peu) tout ce qui n’est pas nous. Cette étrange adhérence au bitume ; ce
refus presque catégorique qui lui revient
souvent de se faire aider par l’état ; les services sociaux.
J’aime sa maintenance (même transi de froid) à son
statut d’indigent.
Soit.
Le verbe aimer ici n’est pas le bon, puisque nous ne
saurions aimer la misère ; le désordre quelle jette sur les nécessiteux et nous tous.
Mais comment ne pas aimer en « éructeur »
de puanteurs de ce monde, en artiste, en critique ce prélude tumultueux à la Victor
Hugo ? Comment ne pas aimer ;
comment ne pas chérir cet autre nous-mêmes qui sonde à notre place le devenir sans doute pitoyable de notre société.
La résonance
ici est une nouvelle fois tonitruante.
La misère
s’installe à Paris, dans nos rues ; partout ; dévorante, en un clin d’œil.
Elle me sied parce qu’elle nous pousse dans nos
derniers retranchements.
…
Pour ne pas aller jusqu’au sang il nous faudra
couper et reprendre pour nous des pliures de l’étoffe du manteau de Saint-Martin.
Voila huit mois qu’une ou deux fois par semaine je
partage un café, du pain, une pizza avec ce nouveau compagnon.
De ce partage, j’en ai fait mon poing, un étendard,
le cri avalé, enfoui de toutes les désespérances tues.
J’en ai écrit une très courte nouvelle intitulée
« Dat »
Et à la dernière ligne, j’en ai fait mon tombeau.
J’ai alors levé mes poings et pris le col de cet
homme.
Je lui ai crié mon attachement, mon affection ma
tendresse, et les semaines écoulées ont faits de nous ; deux frères ;
deux amants fraternels.
Chacun ayant besoin de l’autre de façon différente.
Un jour Christophe partira pour un mieux être et
ce sera bien.
C’est ce que je lui souhaite vivement.
Je serai déjà mort
Dans la solitude d’une chambre d’hôtel.